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Musique 11.05.2020

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Une carrière au service du monde choral, rencontre avec Jean-Pierre Amann

L’occasion de lui tirer un coup de chapeau en revenant sur la carrière d’un homme apprécié tant par sa gentillesse et sa disponibilité que par sa culture et son professionnalisme.

NB : Les notes qui suivent sont le résultat d’un entretien dont nous avons gardé la spontanéité et la forme familière.

Sans tomber dans le panégyrique ou le dithyrambe de mauvais aloi, nous allons, cher Jean-Pierre, faire revenir la bande magnétique en arrière, afin de connaitre les prémices, les tenants et aboutissants qui t’ont mené à Chant Libre, l’émission consacrée au chant choral sur les ondes d’Espace2.

J’ai commencé le 1er septembre 1977 à Berne, à la Télédiffusion. J’y ai travaillé 10 ans. Après une année à la programmation de musique classique, j’en suis devenu responsable. Nous avions en quelque sorte un immense poste de radio qui puisait des émissions en Autriche, en Allemagne, en Italie… Nous faisions une espèce de patchwork d’émissions classiques afin de diffuser de la musique 24 heures sur 24. Le matin, nous diffusions la Mattinata de 7 à 9 heures, programme commun des différentes régions helvétiques, puis à 9 heures et quart, c’était le Deutschlandfunk, ce qui fait que, durant le quart d’heure de battement, je devais concocter un intermède, puis il y avait autre chose entre 10 heures et midi et ainsi de suite. Comme il y avait beaucoup de trous entre les diffusions officielles, nous étions une équipe de 5 à échafauder des programmes entre lesdites diffusions. C’étaient des programmes essentiellement musicaux où le commentaire était réduit au strict minimum. Il n’y avait pas d’interviews. Pour moi, c’était une grosse frustration : j’avais vraiment envie de rencontrer du monde. Une collègue de Radio suisse internationale voulait un jour faire une interview de Michel Corboz. Comme elle ne connaissait pas grand-chose à la musique chorale, elle m’a demandé de l’aider. Je connaissais déjà bien Michel pour avoir travaillé avec lui. Ma collègue avait commencé son entretien en fonction de ce dont j’avais parlé avec elle. Nous avions entre autres parlé de musique ancienne. Sa première question a été « Michel Corboz, avez-vous toujours été intéressé par la vieille musique ? ». Ce type de question est symptomatique d’un genre de problème que j’ai souvent rencontré tout au long de ma carrière. Une espèce d’autocensure pour tout ce qui touche au monde choral. Alors que j’encourageais des collègues à parler de musique chorale, à diffuser leurs coups de c(h)oeur, je me suis souvent entendu répondre « Mais non, moi je n’y connais rien en musique chorale, toi, tu fais ça très bien ». Contrairement à tout le reste du répertoire diffusé, je constate que la musique chorale, ça coince. Et je ne sais pas pourquoi. Ça me désole.

 

En quelle occasion as-tu travaillé avec Michel Corboz ?

Ça nous ramène assez loin ! J’ai fait mon gymnase à Neuchâtel. Je n’étais pas du tout destiné à faire de la musique. J’étais très mauvais pianiste. En revanche, j’ai eu l’occasion d’apprendre l’orgue avec Samuel Ducommun, grande personnalité neuchâteloise. Avec un ami qui étudiait également chez Ducommun, nous avons été approchés par le curé de l’Église catholique de la Neuveville qui voulait fonder une chorale de jeunes. Pour des questions politiques, il avait viré l’ancienne chorale parce qu’elle ne partageait pas ses sympathies pour la cause jurassienne ! Très vite, je me suis retrouvé à accompagner la chorale à l’orgue et j’ai aussi formé un chœur pour chanter des negro spirituals (en anglais) alors qu’à l’époque, on chantait chez nous les versions françaises arrangées par l’Abbé Kælin. Un dimanche, au taquet pour une messe dans une église pleine à craquer, j’avais un soliste merveilleux, une basse à la voix d’or qui m’annonce juste avant la messe qu’il est totalement aphone. J’ai dû le remplacer et ma carrière de soliste en est restée là ! Pour préparer le programme musical des Messes, nous écoutions beaucoup de musique et c’est ainsi que j’ai découvert la messe en si de Bach interprétée par Michel Corboz. Je connaissais Bach, j’écoutais ses cantates diffusées à l’époque chaque dimanche matin sur Sottens, mais… quelle différence, ça n’avait rien à voir. J’avais en oreille les interprétations de Karl Richter. Entendre Michel, ça m’a totalement bouleversé. À ce moment-ci, je n’avais pas la capacité d’analyser la différence de façon objective, mais tout de même, ce côté tellement léger, portato, cette manière tellement douce d’apporter les notes, cette façon presque lyrique de faire vivre la phrase, ce que par la suite lui ont reproché les baroquisants, mais n’empêche que pour l’époque, je découvrais quelque chose de tellement plus vivant, limpide et clair ! Dès lors, je n’ai eu qu’une envie, c’est d’apprendre avec Michel Corboz. Comme je l’ai dit, je commençais un petit peu à tâter de la direction. Lorsque j’ai appris que Michel enseignait à Berne, de la Neuveville à la capitale, il n’y a qu’un pas. Le chef donnait des cours aux futurs instituteurs et maîtres secondaires du Jura Bernois. Ça a vraiment été déclencheur de mon amour de la musique chorale. Ce qui me fascinait dans le monde choral, moi qui étais mauvais instrumentiste, c’était de pouvoir faire de la musique avec rien !  Je ne veux pas dire par là que c’est facile de chanter, on est bien d’accord. Mais on peut directement et sans intermédiaire faire de la musique. Comment tu la fais, c’est une autre question, mais c’est aspect direct est fascinant. Tu peux essayer, vas-y, tu as directement sur toi ce qu’il faut pour chanter. Bien sûr, par la suite, la pose de voix est absolument nécessaire. Mais on peut trouver le bonheur tout de suite. Je suis ensuite entré dans un chœur d’oratorio de Berne qui montait la 6ème messe de Schubert. Premier concert avec quelque chose que je ne connaissais pas, c’est ce qui m’a attiré. J’ai ensuite chanté au chœur paroissial d’Arbaz, où j’avais déménagé. Simple petit chœur, qui, comme beaucoup, anime les messes, chante aux enterrements. J’ai beaucoup d’admiration et de respect pour ce type de chœur, pour leur fidélité à une communauté.

 

Les lecteurs du bulletin de l’USC te connaissent par le biais de l’émission Chant libre, émission consacrée à l’art choral, mais, évidemment, tu as produit d’autres émissions radiophoniques, est-ce que tu peux les citer, si possible par ordre chronologique, en fait, par quoi as-tu commencé ta carrière journalistique ?

Il y a eu d’abord ce que j’ai cité, mais il ne s’agissait pas, comme par la suite, d’une émission hebdomadaire, avec une thématique bien définie. Mon job à Berne était quelque peu de faire des émissions « bouche-trous ». Parfois, il y avait trois heures à remplir chaque jour durant une semaine, parfois c’était plus léger. Ce n’étaient pas à proprement parler des « émissions radiophoniques ». Lorsque je suis entré à Espace 2, j’ai eu une première émission, laquelle s’appelait « appoggiatures ». Avec le recul, j’appelle ça une émission-poubelle ! Je devais diffuser tout ce qu’on ne savait pas placer ailleurs sur la chaine : de la musique ethno, de la musique de jeunes artistes, de la musique suisse et exploiter aussi des archives. Afin que ce ne soit pas fourretout, j’ai structuré cela avec des thématiques récurrentes. J’ai travaillé sur cette émission durant une année et demie. Comme ça fonctionnait bien, la direction de la chaine m’a demandé de m’occuper de l’émission « Matinales ».  Je n’y ai pas trouvé mon bonheur : il y avait trop de contraintes et je ne pouvais pas mener ma barque comme je l’entendais. Je me suis ensuite occupé du « Magazine de la musique ». On m’a confié ensuite les concerts internationaux. Cela m’a permis de voyager, d’aller dans les radios, de consulter des merveilles. J’ai pu faire des interviews de compositeurs, de chefs, rencontrer des personnalités au sommet de leur art. En Finlande, j’ai pu rencontrer le compositeur Aulis Sallinen, à Copenhague, j’ai interrogé Per Nørgård et bien d’autres, que du bonheur. Cette émission (Les horizons perdus) couvrait également Les Rencontres chorales de Montreux. Lorsqu’une chorale du Nord y chante par exemple une pièce de Nørgård, que bien des professionnels ne connaissent pas, le public du festival montreusien, qui ne va pas forcément aux concerts classiques, découvre cette musique et l’émotion qu’elle procure. Ça a été pour moi une révélation. Au-delà du snobisme, il existe donc toute une catégorie de gens qui a les oreilles ouvertes, qui est prête à découvrir. De voir un auditorium plein de gens qui découvrent de la musique qu’ils ne connaissent pas, ça m’a fasciné, j’ai eu envie d’exploiter ce créneau. André Charlet, qui animait une émission chorale, avait pris sa retraite. Personne à la radio ne s’intéressait à animer une émission chorale. Moi oui… et avec grand plaisir ! Il ne s’agissait pas, pour la direction d’Espace2 de faire une émission de type « Le Kiosque à Musiques ». Le Kiosque, c’est d’abord une ambiance, c’est une diversité, c’est un côté spontané, il me fallait aller plus du côté de l’approfondissement d’un sujet.

 

Tu parles du Kiosque à Musiques, tu as parlé de ta pratique avec des chœurs modestes. Parfois, les choristes n’ont pas forcément compris qu’à l’instar du Kiosque, qui est la vitrine des musiques populaires, Chant libre ne soit pas forcément le reflet de la musique chorale de nos villages. Et pourtant, tu viens de prouver par tes dires tout le respect que tu as pour ces chœurs modestes….

J’ai bien évidemment entendu ces propos. Souvent sollicité pour enregistrer des soirées de chorales, j’ai toujours posé la question : à quoi ça sert de passer à la radio ?  Par ce biais, vous entrez dans une vitrine, c’est une occasion immense d’être entendus au moins dans toute la Suisse romande. Réfléchissez bien, cette semaine, vous passez à la radio, et l’année prochaine, vous risquez de vous poser la question : « mais pourquoi a-t-on enregistré cela, nous avons fait tellement de progrès depuis »… Bien sûr, j’aurais facilement pu dire « Mais venez, venez tous, je vais passer tout ce que vous voudrez ». Mais j’ai toujours eu envie que les gens soient fiers de leur prestation, qu’il y ait une qualité et qu’elle soit à l’avantage des chœurs. C’est vrai que ce n’était pas facile. Mais souvent, ça s’est passé ainsi : un chef que j’avais convoqué pour une interview arrivait avec son choix de disques, avant l’émission, on écoutait cela ensemble. Je ne disais rien et le chef, de lui-même constatait que l’on ne pouvait pas passer ce qu’il avait choisi. Lorsque le chef écoute dans un studio, face à deux hauts-parleurs, il n’y a pas l’ambiance du concert, le sourire des choristes, la chaleur du public, c’est autre chose. Sans image, avec seulement le son, c’est vraiment plus difficile. Mais en survolant les émissions, je pense avoir été sincèrement très représentatif du monde choral romand. Mais j’ai surtout eu envie, face à ce monde choral indigène, de leur ouvrir des perspectives nouvelles en leur faisant découvrir des répertoires, en leur donnant l’envie d’élargir leur horizon. J’ai énormément d’estime pour ce que fait Jean-Marc Richard, mais dès le départ, la chose était claire : il fallait quelque chose de complémentaire. Une concurrence n’aurait pas eu de sens…

 

Si tu ne devais garder qu’une rencontre, un entretien ou un concert qui a profondément marqué chant libre ?

Un moment extraordinaire que j’ai passé, c’était avec Sir David Willcoks. Cet homme qui a été à l’origine des King’s Singers. J’ai passé toute une journée avec lui. Ce monsieur de plus de 90 ans avait une telle passion du chant choral ! C’était un vrai bonheur. Mais un bonheur que je vais mettre à côté d’un autre. Celui d’avoir rencontré Þorgerður Ingólfsdóttir, directrice du chœur islandais Hamralid (Hamrahlíðarkórinn pour les intimes). On parle actuellement de confinement. La tradition chorale islandaise est celle d’une ile confinée, une tradition ancienne que l’on se plaît à cultiver. Je pourrais presque dire que cette cheffe est une sorte de chamane de la musique chorale de son pays. Ce qu’elle fait est tellement profond que l’on ne sort pas indemne après l’avoir entendue. J’ai tellement entendu de musique chorale, mais là, je me suis aperçu qu’il y avait toujours quelque chose à découvrir, toujours des secrets à révéler. Il y a tant d’approches différentes, c’est merveilleux. Mon rêve, si je peux encore servir l’art choral en dehors de la radio, c’est d’amener des gens à découvrir ce genre de musique. Dans un tout autre style, un beau moment qui me revient en mémoire est celui d’une répétition avec Alain Devallonné et son chœur d’hommes de Missy. Alain travaillait des œuvres de Robert Mermoud avec ses choristes et j’avais demandé, en accord avec le chef, si je pouvais venir avec le compositeur. Alain dirigeait le chœur et Robert Mermoud intervenait pour indiquer un phrasé, une interprétation. Ce fut un moment extraordinaire que de voir ce vieux monsieur qui, du haut de ses 90 ans, était comblé de participer à cette répétition que j’enregistrais. C’était pour moi un moment de radio magnifique. C’est ça que j’ai envie de garder !

Voilà qui contre heureusement l’idée que Chant libre aurait été une émission élitiste !

 

 

 

Jean-Pierre Amann, biographie

 

 

Né à Bienne en 1955, Jean-Pierre Amann a suivi des études de langues et de musique, notamment auprès de Michel Corboz à l'Université de Berne.

En 1977, il entre à la SSR d'abord comme responsable du programme classique de la Télédiffusion et de 1987 à 2020, il est producteur d'émissions musicales à la RTS-Espace 2. Il anime plusieurs émissions : notamment Appoggiature, les Matinales, le Magazine de la Musique, Les Horizons perdus devenue les Nouveaux Horizons, Pavillon suisse et, pendant près de vingt ans, une émission hebdomadaire consacrée au Chant choral : Chant libre.

 

En outre, il a publié trois ouvrages : une biographie de Zoltán Kodály, (Ed. de l'Aire, Lausanne 1983), Musique pour une fin de siècle, 20 entretiens avec des compositeurs suisses (Revue musicale de Suisse romande, Yverdon-les-Bains, 1994) et Leipzig en polyphonie, (Ed. Papillon, Drize-Genève 2006) et vient de paraitre en 2020 une nouvelle édition remaniée de sa monographie « Zoltán Kodály » publiée par l’auteur et disponible à l’adresse jpamann@bluewin.ch. (voir ci-dessous)

 

De 1983 à 1989, il fut chroniqueur pour l'hebdomadaire "Construire".

Pendant plusieurs années, il fut également chargé de cours en musique du 20è siècle à la Haute-École de musique à Sion et coordinateur de la recherche.